Pour une société de la nouvelle chanceUne approche républicaine de la discrimination positive
11 janvier 2006
Le CAS a voulu, avec ce rapport, présenter une synthèse pédagogique claire et précise des enjeux les plus profonds de nos débats contemporains touchant la discrimination positive en même temps qu’ouvrir une réflexion sur la notion de "nouvelle chance". Il entend ainsi apporter sa contribution au défi de l’égalité des chances, une promesse située au cœur de l’idéal démocratique mais qui est loin d’être réalisée. Le CAS estime qu’il faudrait, sur ce sujet difficile, adopter enfin une position cohérente, en évitant d’envoyer des messages contradictoires. Nombre de Français se disent, par exemple, "pour la parité" mais "contre la discrimination positive". A contrario, il n’est pas rare que des propositions qui se réclament de la "discrimination positive" n’en relèvent pas vraiment et s’inscrivent en réalité dans le cadre d’une simple exigence républicaine d’équité. Le CAS tente de montrer dans son rapport que si le concept de discrimination positive part d’une bonne question, il apporte une réponse discutable et, à tout le moins, en contradiction avec les principes fondamentaux de la tradition républicaine. Egalité des chances, nouvelle chance et discrimination positiveLe texte de Gilles Lipovetsky analyse le contexte, celui de la société d’hyperconsommation, au sein duquel se pose aujourd’hui la question de l’égalité des chances. Les inégalités et les discriminations sont aujourd’hui ressenties comme d’autant plus choquantes et insupportables que les individus privilégient moins leur appartenance à la Nation : participer à son histoire et à sa grandeur n’atténue plus la déception d’y jouer un rôle mal considéré, a fortiori d’y subir le poids de conditions d’existence inéquitables. Dès lors que la politique elle-même devient, pour le meilleur et pour le pire, un objet de consommation parmi d’autres, le citoyen, qui était censé vivre au premier chef pour sa patrie, espère d’abord tirer un intérêt personnel des décisions collectives. Dorénavant, les Français voient moins, dans le Gouvernement, l’incarnation du pays qu’une institution au service de l’amélioration des conditions de vie de chacun.
Les textes de Jeannette Bougrab et d’Eric Deschavanne s’attachent à examiner les problèmes posés, au regard de l’idéal républicain, par la définition de la notion de discrimination positive. Les arguments pour et contre qu’elle a pu susciter, notamment dans le contexte français, sont exposés de manière systématique. Le rapport insiste notamment sur la nécessité de distinguer entre une définition extensive et une définition rigoureuse du concept : La discrimination positive au sens large du terme ne pose en vérité aucun problème de principe : il s’agit seulement de "donner plus à ceux qui ont moins", ce avec quoi tout le monde est d’accord, ou peu s’en faut. La discrimination positive stricto sensu correspond à ce qu’on nomme aux Etats-Unis l’affirmative action : il s’agit, en vue de réparer un handicap injuste, non seulement de donner plus à ceux qui en ont été victimes, mais de leur réserver, grâce à une politique de quotas, l’accès exclusif à des avantages compensatoires. C’est cette acception, et nullement la première, qui fait véritablement problème. La discrimination positive, dans un cas comme dans l’autre, est aujourd’hui valorisée en tant qu’elle fonderait une politique réellement volontariste en matière d’égalisation des conditions. Elle contribuerait à redonner une légitimité à des autorités républicaines qu’une mise en œuvre imparfaite de l’idéal de l’égalité des chances conduit chaque jour davantage à décrédibiliser aux yeux d’une fraction importante de nos concitoyens. La justification de la discrimination positive stricto sensu, repose essentiellement sur deux arguments : Elle serait utile, voire nécessaire, pour compenser des discriminations anciennes (liées par exemple à la colonisation ou à la pratique de l’esclavage), ou pour corriger des discriminations actuelles (à celles qui subsistent des temps anciens s’ajouteraient d’autres discriminations, pour ainsi dire « structurelles », le modèle étant celui des inégalités de traitement entre homme et femmes). Elle permettrait d’assurer une plus juste représentation de "minorités", ou même de groupes majoritaires mais sous-représentés (les femmes) et d’assurer ainsi une réelle diversité dans notre démocratie représentative. Contre la discrimination positive stricto sensu, on peut faire valoir deux grandes objections : La première est une objection de principe ; elle pointe que la discrimination positive est contraire à l’idéal universaliste qui est le fondement même de l’idée démocratique. C’est ainsi tout ce que la tradition des droits de l’homme a de meilleur et de plus authentiquement "républicain" que cette nouvelle figure de la discrimination viendrait, par delà les bonnes intentions, saper à la racine. La seconde objection consiste à faire observer que les politiques de discrimination positive se retourneraient fatalement contre ceux qu’elles prétendent aider. Elles susciteraient, en effet, l’apparition de « Noirs quotas », ou de "femmes quotas", etc. qui seraient aussitôt soupçonnés de devoir leur promotion à leurs caractéristiques de nouveaux privilégiés plutôt qu’à leurs talents. Une véritable antinomie de la pensée politique oppose d’un côté, des "démocrates-US-modernistes", de l’autre, des "républicains-Français-nostalgiques" ou, à tout le moins, "résistants". La tâche s’impose de concevoir une synthèse républicaine, qui s’efforce d’ancrer l’idée républicaine dans l’avenir plutôt que de céder au pathos d’un républicanisme nostalgique ; sa formulation exige la reconnaissance du bien fondé des interrogations qui animent la discrimination positive mais non l’importation d’un modèle dont les Américains eux-mêmes cherchent à pallier certains effets pervers. Il faut, autant que possible, chercher des réponses fidèles à l’idéal républicain. Non parce qu’il est le nôtre, en tant que français, ce qui ne constituerait en rien une justification en soi, mais bien parce qu’il est le seul conforme à l’universalisme sans lequel la démocratie disparaît tout simplement. Trois axes de débat sur la discrimination positive : Les grandes écoles, l’égalité dans l’entreprise, la loi de 1905 Les problèmes théoriques de définition et d’argumentation n’ont de pertinence que dans la mesure où ils sont rattachés à leurs points d’application et de concrétisation. Le CAS a donc entrepris de rendre compte des discussions récentes sur la discrimination positive, lesquelles se sont organisées, en France, dans trois directions différentes : la représentation de la diversité dans le recrutement des élites du service public, la discrimination dans l’entreprise, notamment - mais pas seulement - à l’embauche, la question religieuse et les interrogations sur la loi de l905. A partir de ces trois problématiques, le CAS a voulu livrer et commenter l’état de la réflexion de quelques décideurs de premier plan en y ajoutant ses propres conclusions. Une première discussion a réuni trois personnalités qui, à des titres divers, ont contribué, s’agissant de la diversification du recrutement des élites, à donner au débat français sur la discrimination positive l’élan et l’allure qu’il possède aujourd’hui. Richard Descoings, le Directeur de l’Institut d’études politiques de Paris, Pierre Tapie, le directeur de l’ESSEC et Roger Fauroux, au titre de Président de la Fondation Euris présentent les dispositifs qu’ils mettent en œuvre pour favoriser l’accès aux études supérieures à des publics défavorisés. Par-delà l’identité de but (promouvoir l’égalité des chances), il est apparu intéressant de confronter les logiques différentes auxquelles ces dispositifs obéissent. Le CAS a ensuite souhaité revenir sur les travaux conduits par l’Institut Montaigne et par son Président, Claude Bébéar. Pour une large part, le débat concernant l’entreprise privée tourne autour de deux questions principales : celle de la « représentation de la diversité visible » dans le secteur privé, celle des discriminations à l’embauche. Enfin, on ne pouvait éluder les interrogations soulevées aujourd’hui par notre laïcité républicaine telle qu’elle s’est incarnée dans la fameuse loi de 1905. Le débat s’est noué autour de la question du financement du culte musulman. Si les solutions proposées posent des questions délicates, le motif de cette focalisation est en revanche assez simple à comprendre : la loi de séparation de l’église et de l’Etat interdit, comme on sait, à ce dernier d’intervenir pour soutenir ou financer un culte quel qu’il soit. La discrimination positive consisterait ici à dépasser la loi de l905 pour mener une politique active de compensation d’un retard ou d’un handicap supposé de l’Islam français par rapport aux autres cultes. Le CAS a souhaité que Dominique de Villepin, alors ministre de l’intérieur, présente la solution qu’il a choisie pour concilier le souci de la justice et les exigences de la laïcité : créer une fondation destinée à financer de façon transparente le culte musulman sans pour autant suspendre ou modifier la loi de l905. A tous ces débats, le CAS a tenu à ajouter un exemple particulier, hautement intéressant, touchant la féminisation de l’armée, mais aussi l’intégration en son sein de jeunes non diplômés en voie potentielle d’exclusion. L’Amiral Béreau, qui fut chargé de concevoir et de piloter l’opération, montre qu’une politique active d’intégration peut donner des résultats remarquables pourvu qu’elle soit intelligemment conduite par l’Etat. Le rapport est ponctué par un entretien avec Nicolas Sarkozy, à qui revient le mérite d’avoir puissamment contribué à mettre la problématique de la discrimination positive au cœur du débat français. Il précise à cette occasion l’esprit dans lequel il a souhaité ouvrir une discussion dont chacun reconnaît qu’elle est d’ores et déjà d’une réelle fécondité. Les propositions du CASLe rapport du CAS n’a pas seulement pour vocation de présenter les termes - philosophiques, juridiques et politiques - du débat sur la discrimination positive. L’analyse est assortie de quelques propositions, formulées sur la base de deux exigences :
En fonction de la préconisation de respecter enfin une position de principe claire touchant à la discrimination positive, les propositions s’ordonnent autour de trois idées : 1) Il importe, sans recourir à la discrimination positive stricto sensu, de lutter plus efficacement contre les discriminations dont sont victimes les "minorités visibles" dans l’entreprise privée. La mesure la plus pertinente, au regard notamment des résultats ainsi obtenus à l’étranger, paraît être de développer l’usage des statistiques concernant "la diversité visible" dans l’entreprise. Il s’agit, en préférant l’autorégulation à la contrainte, d’inciter les entreprises à corriger leurs pratiques dès lors que des discriminations seraient mises en évidence. La possibilité et l’efficacité de l’emploi de l’outil statistique dépendent toutefois de deux conditions :
2) La mise en œuvre du principe d’égalité des chances se décline en deux types de politiques, l’un relatif à la première chance, l’autre à la nouvelle chance. C’est au système éducatif d’offrir à chacun une première chance de réussite. Le CAS propose à cet égard deux ensembles de mesures articulées, concernant, l’un, l’accès à l’enseignement supérieur d’élite, et l’autre, le problème de la fracture scolaire. S’agissant de la démocratisation de l’accès aux grandes Ecoles, il convient de généraliser les expériences en cours (les dispositifs ESSEC et Sciences Po) sur la base d’une évaluation précise de leurs résultats. Le CAS propose en outre d’étendre ce type de démarches vers l’amont, au niveau du collège. Il apparaît également nécessaire de s’interroger sérieusement sur la nécessité de faire évoluer les concours, de manière à en atténuer le caractère socialement discriminant. Si l’on veut toutefois mieux assurer pour chacun la "première chance", d’autres mesures touchant au système éducatif sont nécessaires. En matière d’apprentissages fondamentaux, il serait utile de mettre en place une mission chargée de faire apparaître les clefs de la réussite des pays qui se classent en tête de l’enquête internationale Pisa. L’Education nationale pourrait cependant d’ores et déjà s’efforcer de transposer en France la méthode qui a permis, en Angleterre, de faire reculer significativement l’illettrisme. A propos de l’enseignement professionnel, s’il convient de souligner le progrès constitué par le "Lycée des métiers", des initiatives sont possibles en amont et en aval. Au niveau du collège, le développement des classes en alternance se substituerait avantageusement aux "pédagogies de soutien" - dont l’échec n’est plus à démontrer - pour sauver les élèves écoeurés par l’échec scolaire. En aval du lycée, il faudrait conduire une authentique politique de diversification des formes d’excellence, par exemple en instituant ou en développant des grandes écoles dans les domaines professionnels où le besoin s’en fait sentir, ou encore en développant dans l’enseignement professionnel les bourses d’excellence et de mérite. 3) L’idée de "nouvelle chance" peut quant à elle se décliner pratiquement dans tous les secteurs de la société : dans le domaine de l’école, de la santé, de la justice, face à tous les accidents de la vie en général, chacun peut un jour avoir besoin de se voir offrir une nouvelle chance de réussite. Il serait souhaitable, dans ce cadre, de faire en sorte que chaque département ministériel réfléchisse de son côté aux perspectives d’une "société de la nouvelle chance" afin de proposer des innovations dans le domaine qui est le sien. Le CAS défend en ce sens l’idée d’un « chèque de formation tout au long de la vie » qu’on devrait offrir à ceux (ou tout au moins une partie de ceux) qui ont manqué la première chance en formation initiale, afin qu’ils puissent rebondir et, le jour venu, se former suffisamment pour retrouver une place dans la cité. C’est encore dans cette perspective que le CAS recommande le développement des initiatives en vue d’apporter un soutien à ceux qui veulent s’en sortir par eux-mêmes : microcrédit, "défi-jeunes" et autres formules destinées à favoriser la création d’entreprise en donnant les moyens financiers mais aussi l’aide à la compétence nécessaires au démarrage. Avec les contributions de Claude Bébéar, l’Amiral Béreau, Jeannette Bougrab, Richard Descoings, Roger Fauroux, Gilles Lipovetsky, Pierre Tapie, Dominique de Villepin, Nicolas Sarkozy. |
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